Tout simplement parce que Yeke est vraiment con. De base, il comprenait très mal tout ce que l’agent immobilier lui disait, et probablement que Yeke avait mal renseigné ses revenus. En même temps c’était trop compliqué, tout ça. La paperasse et tout. Bon okay, l’appart est super, il est grand et pas cher, il est même meublé et vu que Yeke s’est fait jeter sur cette île avec pour simple bagage son jean troué et son passeport tamponné d’un gros « LG », c’est plutôt pas mal.
Après, l’odeur de bouffe chinoise qui vient du resto d’à côté est pas forcément la plus agréable, surtout quand la pleine lune approche dangereusement. Y a une ruelle qui sépare le resto de son immeuble, du genre petite ruelle sombre, louche, et qui pue la pisse, dans laquelle les gens bourrés qui sortent des bars viennent se soulager, soit en urinant, soit en vomissant, soit en baisant. Bref, habituellement, Yeke garde sa fenêtre bien fermée parce que ce bouquet d’odeurs le rend malade.
Autres chose de désagréable, c’est son voisin d’en face. Celui qui vit au-dessus du resto. Un petit blond à l’air pas net. Ce gars-là, il est pas tant bruyant ou odorant que ça, c’est surtout que… Il est là. Genre, il est souvent devant sa fenêtre, et il le fixe. Et comme Yeke il a un grand salon bien joli et que l’autre en face il vit clairement dans un taudis, ben ça le gêne. C’est vrai ça, c’est pas sa faute s’il a de l’argent. Il a rien demandé Yeke.
Aujourd’hui pour une fois, le gars d’en face n’est pas là. D’habitude à cette heure-là il est devant sa fenêtre, à rendre Yeke mal à l’aise. (Non c’est pas Yeke qui fixe ce gars et qui sait exactement à quelle heure il va popper devant sa fenêtre.) Et puis évidemment, c’est au moment où Yeke ouvre sa fenêtre et se penche en avant pour, vous savez, jeter un coup d’œil, que le gars arrive à sa fenêtre, lui aussi.
Tu n’as pas choisi Chinatown par hasard en arrivant à Dedale. Il te fallait de l’évasion, des odeurs d’épices, des petits marchands au bas de la rue, du bruit, un semblant de voyage à l’autre bout du monde, l’impression d’appartenir à quelque chose de vrai. Tu aimes ton quartier, étrangement. Pas plus que le précédent, avant ta déportation, mais tu l’aimes quand même. Plus que les autres et leur aspect sans queue ni tête, artificiel et sans saveur.
En revanche, ton studio était miteux. Une petite pièce à elle seule dont les murs défraichis sont cachés maladroitement derrière quelques posters ramassés sur le marché noir. Il y a un lit, pas bien confortable, calé contre le mur. Une table. Pas de chaise. La lumière entre à peine à cause du bâtiment en vis-à-vis nettement plus haut.
En face, au même niveau que toi, il y a ce type. Tu ne le vois que derrière le vitrail, devine sa silhouette et les traits de son visage, mais rien de plus. Pourtant, tu t’attardes beaucoup à sa fenêtre et il faut croire que ta curiosité maladive t’a accompagné jusqu’à Dedale.
C’est d’ailleurs au moment que tu te dis qu’il faudrait que tu aères la pièce que tu te retrouves nez à nez avec lui. Tu sursautes, exagères un peu, et ouvres la fenêtre.
« Eh bien eh bien. »
Soupires-tu avec un sourire naissant.
« Heureusement qu’on a plus de flics ici, sinon j’aurais déposé plainte au commissariat. C’est mal de stalker, vous savez. »
Tu ris doucement avant de secouer ta main devant ton visage.
Sa première réaction, c’est d’écarquiller les yeux, parce qu’il ne s’attendait pas à ce que le gars ouvre sa fenêtre lui aussi. Et puis ce gars-là il est chelou, il sent chelou, genre, une odeur qui agresse les narines de Yeke. Sa deuxième réaction c’est de montrer les crocs, malgré lui, même s’il est pas énervé. Même si le mec vient de lui balancer qu’il aurait porté plainte.
« Un stalker, moi ? C’est pas moi qui passe mon temps devant ma fenêtre pour te mater. » Il grommèle et il recule d’un as, parce que franchement, l’odeur de ce type lui glisse jusque sous la peau, ça le hérisse. Mais bon, au moins il est poli.
Yeke émet une sorte de grognement, et il glisse une main dans ses cheveux sans dévier le regard. « Yeke. Salut. Euh… J’suis arrivé y a pas longtemps. » Il dit, et il a l’impression qu’il se justifie de quelque chose. « Enchanté, ouais, huh… C’est pas horrible de vivre au-dessus d’un resto ? J’veux dire, l’odeur, le bruit… »
S’il y a bien une chose pour laquelle tu es doué, c’est esquiver les sujets qui fâchent en détournant la conversation sur autre chose. Ici, ce sont les présentations. Et pour preuve : ton voisin s’en va parler de la pluie et du beau temps comme si de rien n’était et que ces derniers jours passés derrière ta fenêtre à l’observer ont disparu en un claquement de doigt. Tu souris un peu et reposes tes coudes contre le rebord de la fenêtre. La fumée des cuisines en bas de chez toi monte jusqu’à l’étage et forme un mur semi-opaque devant vous un court instant. Tu souffles.
« Non. À vrai dire, ça me donne l’illusion que je ne suis pas bloqué sur une île jusqu’à la fin de mes jours. »
Il y avait quelque chose d’un peu amère dans le fond de ta voix. Si tu avais été plus malin à l’époque, peut-être que tu aurais pu échapper à la déportation. Ou tu aurais pu finir dans une prison pour peut-être une vingtaine d’années, tout au plus.
« Puis je bosse beaucoup dans cette ville de merde alors quand je rentre c’est souvent pour dormir comme un bébé ahah. »
Dans un soupir, tu t’abandonnes à quelques songes avant de reprendre.
« Yeke, du coup ? C’est… exotique. Alors, vous v’nez d’où ? Qu’est-ce que vous avez fait pour vous retrouver ici ? »
Le gars d’en face le vouvoie, et ça lui fait vraiment bizarre. Yeke est vraiment perdu, il est pas trop sûr de ce dans quoi il s’est fourré, mais il a entendu dire que d’autres espèces rares vivraient ici. D’autres loups, aussi. Alors pour le coup il est super curieux de ce que ce gars est, et de pourquoi il sent comme ça. Pourquoi ça l’entête.
« T’es pas content d’être là ? Moi j’suis venu de mon plein gré. On m’a parlé de cette île et vu que c’était devenu Zombieland par chez moi, je me suis rendu aux quais. Toujours mieux que d’être chassés comme un clebs par les chinois. » Il fronce les sourcils. « Ah ouais, tu bosses dans quoi ? Moi j’dois commencer bientôt, je sais pas pourquoi ils veulent que j’enseigne à des gamins. » Il rit doucement et sa main est toujours dans ses cheveux. Il dévie son regard quelques secondes, un peu plus à l’aise. « Je serais le pire prof, alors si t’as un gosse, évite de le mettre dans ma classe. »
Il craque un petit sourire, et repose ses yeux sur Sixte. « Tu peux me tutoyer, on est voisins après tout. » Il laisse son bras tomber et grimace parce que les odeurs deviennent vraiment insupportables. « Je viens de Gachuurt, Mongolie. Et toi ? Huh, Sixte. C’est sympa comme nom. C’est un pseudo ? D’ailleurs… T’es quoi exactement ? »
Tu as toujours eu du mal à concevoir que l’on acceptait son sort en se rendant sur l’île presque par ses propres moyens. Que peut-il y avoir de pire que de croiser les mêmes visages sans cesse pendant toute une vie ? Quelle saveur pouvait avoir une existence sans inconnus ? Toi qui rêvais de voyages et d’aventures autrefois, découvrir les senteurs d’ici et là bas, d’observer le monde de tes propres yeux malgré tes frayeurs et tes angoisses. Ton voisin, lui, semble définitivement ravi d’être ici. D’ailleurs, de ce qu’il raconte, il semble bien avouer être un loup.
« Pas spécialement, non. J’aurais aimé voir un peu plus du monde avant d’être enfermé dans cette cage au milieu de l’océan. »
Lâches-tu dans un soupir las.
« Je suis électricien. Et j’y comprends rien. Si la ville est plongée dans le noir un jour, tu penseras à moi. Enfin. C’est mieux que de passer ta vie avec des mômes. Cela dit, tu peux leur apprendre des trucs inutiles genre… les types de cailloux qu’on trouve sur l’île. Personne te fera de reproche. »
Tu pouffes de rire, bien content de ne pas être un gosse à Dedale après tout.
« Sixte c’est mon prénom. Je viens des Etats-Unis. Rien de bien exotique. Enfin, si par quoi tu veux dire… ma nature. Je suis humain. »
Tu te stoppes net.
« Évite de sauter par la fenêtre pour me gober à la prochaine pleine lune. »
Dans un sourire, tu quittes son visage pour t’attarder sur ce qu’il se passe en bas. Les serveurs du restaurant chinois viennent déposer les repas sur les quelques pauvres tables sur la terrasse.
« Regarde ça. »
Puis sans crier garde, tu craches vers le sol, sans raison apparente. Le crachat en question vient s’écraser dans un plat en bas. Paf. Tu exploses de rire et fais un clin d’oeil à ton voisin.
« On peut faire des baisers langoureux indirects depuis chez nous. »
Nayan était plutôt simple, et il n’avait jamais vu ça comme ça. Il n’avait pas l’impression d’être enfermé. En fait, il se sentait bien plus libre d’être qui il était vraiment. Surtout que les loups étaient au top de la chaine alimentaire.
Yeke lâcha un petit rire, et ses lèvres glissèrent sur ses crocs, les dévoilant légèrement. « Est-ce que je peux te faire confiance pour ne pas plonger la ville dans le noir cela dit ? » Il secoua la tête. « Franchement, ouais. Je pensais essayer de leur apprendre des trucs sur les loups, et après faire des recherches sur les autres espèces. On verra comment ça se passe. Mais bordel je hais les gosses. » Il grogna.
« Sixte. Okay, c’est plutôt cool. C’était comment les Etats-Unis ? Tous les gamins de ma ville voulaient fuir là-bas. Mais c’était rempli de vampires non ? » Il demanda, intrigué. « Je peux rien te promettre, t’es mon type de victime, mais ça devrait le faire, ils ont pas mal de trucs pour aider, ici. »
Sixte cracha et Yeke leva les yeux au ciel, « C’est méga crade, j’aime. Mais bon ça m’intéresse pas de partager mon adn avec des étrangers. Je crois. » Il considéra le bas de la rue, puis il cracha à son tour. « Juste cette fois. » Il ricana. « Hey, huh, qu’est-ce que tu dirais de passer boire un verre chez moi un de ces quatre ? Ce sera peut-être surement mieux que de discuter ici. » Il proposa, inconfortable comme plusieurs créatures rodaient dans la ruelle adjacente. C’était pas comme si il venait de lui balancer qu’il pourrait le dévorer sans problèmes juste avant.
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Sujet: Foutu voisin. 
