Des heures et des heures que tu te laisses emporter par l’effervescence de la nuit - tantôt vers l’un des comptoirs, tantôt vers la fosse où la danse règne, tantôt encore vers les toilettes pour taper quelques traces. Cela faisait quoi ? Deux mois depuis ta dernière soirée ? Avant, tu pouvais te pointer devant n’importe quel club de Dédale - du plus huppé au plus sale - jamais l’entrée ne t’était refusée.

Kaboom est justement né ici, dans ce club exactement - le « Bada Bing ». Ta première nuit sur l’île ; t’avais les poches pleines de pilules de MDMA, t’en distribuais à qui voulait bien ouvrir la bouche et allonger les quids. C’est une nana, la petite vingtaine, qui pendue à tes pieds t’avait dis « t’es comme dans les comics américain, tu débarques et BOOM ! on a le cerveau en l’air » - le suffix « Ka », c’était rapport à la Kétamine - la drogue que tu dealais le plus.

Avant, oui. Avant, t’étais le roi. Avant que tu ne décides de foutre la merde avec les autres trafiquants. Avant que tu ne te laisses bouffer par tes démons et leurs pulsions.

C’est peut-être par nostalgie ou par masochisme que t’as choisis de retourner au Bada. Les lieux n’ont pas vraiment changé - des néons partout, des canapés en cuir pompeux, des plantes tropicales suspendues au plafond - musique trap, electro et trans - gogo-danseuses par dizaines…

Il te reste tout de même de bons contacts - preuve étant que tu séjournes moelleusement dans le carré VIP, les fesses engoncées dans un sofa de velour rouge. Les shooters de rhum s’enchaînent - les rires fusent, les discussions changent de sujet toutes les trois secondes.

Dima ondule sur toi à la manière d’un serpent, te caresse - l’ivresse t’empêche de la repousser. Avant, oui, toujours avant, Dima était ta favorite ; la plus jolie des danseuses orientales, la plus aguichante - et alors qu’elle t’embrasse, toi, t’as le regard dans le vague ; on te suppose excité - non, tu penses à Jude. Tu penses à votre baiser ; à son dos juste avant qu’il ne claque la porte.

Soudain, des bombes fumigènes roulent à vos pieds - elles ne sont pas l’oeuvre d’une surprise festive ; la panique éclate - et tandis que Dima s’accroche à ton cou, tu le vois. Jude. Impossible. Ici ? Non. Ce sont ses iris. C’est lui. C’est lui ! Tu tends un bras - la foule est trop dense - tu appelles « JU - » trop tard - tu sombres.


Des bruits sourds - tes paupières qui s’ouvrent, se ferment - le flou, tout est flou. Une nausée remonte aux bords de tes lèvres - tu fixes un point devant toi. Un monticule difforme - des cadavres, ce sont des cadavres. Ton coeur s’emballe - tes sens se réveillent ; l’humidité, le sel - c’est la cale d’un bateau. Ces bruits, ces bruits à présent distincts : des tirs de mitraillettes. « Bordel… » Quelque chose bouge sur ton haut - Dima. Vivante. « Kab où sommes-nous ? »

Tu ne réponds pas - tu le cherches, tu le cherches… « Faites que… » Les tirs s’arrêtent ; des corps remuent ; les survivants sont si peu… Tu le cherches, tu le cherches des yeux… Ah. Il est là. À l’autre bout. Vivant. « Kab ! Kaboom ! » Dima s’acharne sur tes manches. « Faut qu’on sorte d’ici ! » - elle encadre ton visage de ses paumes, se frayes un chemin dans ton horizon - « Le bateau coule ! Kab ! Faut qu’on dégage ! » - pas sans lui.

Le soulagement de le savoir sain et sauf te passe rapidement - l’inflexion acerbe de sa voix t’asticote les crocs ; si tu pouvais passer ta rage de te trouver dans une situation aussi grotesque sur lui, tu ne dirais pas non ; seulement le temps presse, le navire prend l’eau et - que cela reste entre nous - tu as horreur de l’eau.

Sans attendre sur une clémence qu’il ne t’accorderait pas - tu le pousses brutalement hors de ton passage dans un râle sourd, Dima sur tes talons. Elle t’emmerde, elle t’encombre - tu pourrais si facilement t’en débarrasser ; non - on ne sait jamais, elle pourra peut-être te servir plus tard. « Le Titanic se joue à deux. » - tu persiffles, trop engoncé dans ton orgueil pour lui accorder davantage de ta patience. « Alors casse-toi. »

Le vent marin vous gifle - elle couine, protégée par l’épaisseur de ton pull. Au loin tu perçois des formes oblongues, là, dissimulées par la brume - ce sont les gardes côtiers et les militaires - ceux qui vous ont mitraillé. « Là ! Regarde ! Une barque ! » Ton regard se pose sur l’objet sus-nommé - tu t’y précipites et t’y installes avant de la faire prudemment descendre.

De nouveaux coup de feu - tu ne peux t’empêcher un coup d’oeil par dessus la rambarde - les balles sont en argent… S’il s’en prend une, il crève. Et ? C’est un vampire tout frais, tout neuf - il saura se défendre. Les coups de feu s’intensifient - c’est carrément une pluie - des cris, de nouveaux corps qui s’écroulent. T’as la tête prise en étau, les jointures blanches et l’envie furieuse d’hurler pour te dégager de ce poids qui t’encombre la pensée.

Ce deux!me coup d’oeil te décide - il est prit au piège sous la déferlante - tu sautes en avant, évites une balle, deux balles, trois balles - pas la quatrième, qui s’incruste directement dans ton  poitrail ; le souffle court tu l’encercles de tes bras et presque aussitôt apparu, aussitôt disparu.

« KABOOM ! » - elle hurle, vous réceptionnant avec peine ; un dernier coup puissant du pied sur la coque et la barque se détache ; avec un peu de chance et de bonnes vagues, vous pourrez atteindre l’ilot rocheux à 300m en aval. « Tu saignes ! » - c’est peu dire ; la balle est passée à quelques centimètres de ton coeur alors du sang, tu en es recouvert.

Tu te défais du contact de ton fardeau, le pousses sur le côté - quelques jours plutôt tu l’empoisonnais à la Belladone, là tu le sauves - ironie quand tu nous tiens. Un petit je-ne-sais-quoi d’intuition te dit que tu vas le regretter - l’avantage c’est que la douleur t’empêche d’y songer. L’argent c’est nocif pour les vampires  ; oui, mais pas que - les loups-garous sont les deuxièmes victimes sur la liste.

« Il faut te l’extraire ! » - non, sans blague - quelle logique fracassante ; elle geint, à moitié allongée sur toi. « Je ne sais pas comment faire ! » - tu l’ignores, te concentres sur les pulsations de tes veines - un sourire narquois étire tes lippes, tu reportes tes yeux sur lui - « En fait, c’est un reboot. » - oh oui, et James Cameron en serait fier.

La douleur s’envenime - ton souffle s’épuise en saccades irrégulières ; « Mais je suis là, je reste là, je vais t’aider. » - étrange d’entendre de si douces paroles dans une si pernicieuse bouche ; tu pourrais en rire si les forces ne te manquaient pas.

La chaleur de son manteau, à l’égal de son parfum - t’enveloppent dans un cocon étonnement rassurant. Si seulement Dima n’était pas là - il n’aurait pas eut à enlever son manteau, tu t’y serais glissé avec lui dedans. Mh. Dis, Aedan… Est-ce ta conscience qui s’embrume ou le délire d’être entouré d’eau de mer qui te rend si désireux de contact ?

Soupire.

« Je ne crèverais pas aujourd’hui, pas comme ça. » - un sourire pour répondre au sien ; suite à quoi tu enfonces deux de tes doigts dans la plaie - la souffrance que tu t’infliges rivalise avec celle de ta gorge alors noyée sous tes cris. « KABOOM ! » - elle pousse Jude sur le côté, les larmes aux yeux - caresses ton visage avec frénésie comme pour l’en défaire de ses traits tordus - ne me touche pas- tu souffles sans qu’aucun son ne s’échappe de tes lippes.

Quarante-six secondes de supplice - tu extirpes la balle, la jettes aussitôt par dessus bord et te laisses choir sur le fond de la barque. Ta respiration déforme ta poitrine - on dirait qu’elle va éclore d’un monstre. « Est-ce qu-  » - un tel effort t’as coûté cher, très cher ; ton énergie te délaisse, le malaise te guette - « L’un d’entre vous… manger… ? »

Le bruit d’une roche qu’on dérange - les planches qui geignent - vous venez d’atteindre l’îlot. « Ju- » - un premier essai vain pour te redresser, un second plus fortuné ; Dima se précipite pour t’aider à te hisser sur le rivage.

Il faut que tu mange.
Si tu ne manges pas, tu seras aussi désuet qu’une poupée de chiffon.
Il faut que tu mange. Tu serais capable d’ingurgiter ton propre sang - dommage, cela ne ferait qu’empirer ton cas.

La brume s’épaissit - tu fixes avec hébétude son bras qu’il te tend. Il est sérieux ? - Jamais. Plutôt crever - ah ça, t’en es pas loin, y’a juste à attendre. « Ton sang a certainement un goût de merde. J’en veux pas. » - orgueil et fierté, bonjour.

Bon. Un miracle ? Dieu ? Satan ? Quelqu’un ? - oh, oh - il arrive ton miracle. Dima qui s’accroupie face à toi, la mine inquiète ; tu lui offres ton sourire le plus pathétique et de ce même sourire l’incites à t’embrasser - ce qu’elle fait avec passion ; toi, tu ramasses discrètement une roche - c’est mesquin, tu le regrettes, mais as-tu le choix ? - puis la frappes si brutalement qu’en plus de giclées de sang, ce sont ses bouts de cervelle qui vous éclaboussent.

Il te reste approximativement 2% d’énergie pour te nourrir - acte qui n’est pas des plus jolis à voir ; tu la soulèves par ses cheveux déjà poisseux et englués - il te semble qu’elle remue - plantes tes dents dans la plaie béante lui défigurant toute la partie gauche de son visage jusqu’au haut de son crâne. Sa chair est âpre, son sang passablement fumé - le goût d’une toxicomane n’est jamais très ragoûtant.

Après un dernier lambeau ingurgité, tu relâches son cadavre sur le côté - t’essuies la bouche d’un revers de manche. La brume s’en va, doucement, sûrement - mais la douleur sur ton poitrail, elle, non. « Ce n’était pas ma petite amie, c’était un plan cul. Je l’aimais bien. » - déclares-tu le plus naturellement du monde, un tantinet cynique.

Au loin il y’a des bruits - des chiens ? Des Zombies ? - pitié, pas des Zombies, ça suffit…

Tu te relèves - manques de trébucher sur une pierre - râles - poursuis ton chemin en tirant ton compère par le bras. « Allons dans le hangar, c’est plus sûr. » - M. Handsome en action, genre.

Les lieux sont lugubres - parsemés de carcasses de bateaux, d’algues, les murs infiltrés par l’eau et gangrénés par le sel. Tu pénètres ce qui devait être une ancienne salle de commande - t’assoies au sol, le dos péniblement posé contre l’un des meubles encore entiers. Bien que tu l’aies extraite, les traces d’argent de la balle demeurent et  continuent d’affluer dans tes veines, les teintant de noir - il te faudra quelques heures pour éliminer le poison.

« Qu’est ce que tu faisais dans ce club ? » - tes yeux qui, enfin, peuvent à loisir et sans parasite, se perdre dans les siens. « Bébé Vampire s’essayait à la chasse ? » - tu te moques, facétieux - tes yeux qui, enfin, peuvent à loisir et sans parasite, déshabiller sa bouche.

Tu revois son dos, la porte qui se claque. Tu te rappelles le manque, immédiat, cruel.

Aedan, stop ; tes yeux abdiquent - ils se reposent sur le décor qui vous accueille - ne précipite pas tes voeux mortuaires.

Tes yeux s’écarquillent de surprise - la surprise du toucher froid de sa bouche sur ta plaie, la surprise de le découvrir ancien infirmier - la surprise de le voir te soigner avec soin, ce soin si particulier - masqué par la désinvolture et l’exaspération - pourquoi ?

Le remercier ? Il vient de te soulager… Non.

« Infirmier ? Quelle ironie. » - tu souris…mais quelque chose cloche - tu te concentres, tu inspires calmement, longuement - « Moi, je rêvais d’être herboriste… » - un aveu, un peu bizarre, un peu gênant. Tu ne l’avais jamais dis à personne. Jamais. - et ce quelque chose qui cloche, mais quoi ? « Ma mère l’était. Grâce à elle, je connais presque tous les noms latins des plantes… » - tu ris, dans un soupire certes, mais tu ris - quelque chose cloche, quelque chose cloche.

Tu n’avais jamais mentionné ta mère non plus, pas une seule fois en dix ans - l’image de sa silhouette dansant sous les pommiers du verger, sa robe à fleurs - le bruit des couverts chahutés par le vent - la nappe reposant moelleusement sur l’herbe - Méchant Loup.

Comme une huître, ta mémoire se referme. « Où as-tu vécu ? » - la presque absurdité de ta question, le réel intérêt dissimulé ; son prénom a des consonances anglaises, la Grande Bretagne alors ? Il a un côté rock’n’roll avec sa tignasse folle et son air pincé - le parfait profil British, celui qu’on retrouve en couverture des magazines de mode ; c’est un fait, il est beau.

Quelque chose cloche, quelque chose cloche.

Tu n’arrives plus à penser correctement.

Quelque chose cloche, quelque chose cloche.

Un grondement au creux de tes reins - l’appétence aux bords de tes dents - l’impulsion en chef d’orchestre de ta raison, de tes envies ; tu soulèves son col, le repousses délicatement jusqu’au mur le plus proche - « Pourquoi ? » - la détresse de ton regard face au néant de ton interrogation - « C’est ta haine que je veux. » - ta voix qui s’abaisse aux limbes, ton visage qui se cache à l’orée de sa nuque - « Ta haine… » - tes doigts qui glissent sous son haut, s’incrustent dans son dos, le ramènes au plus près de toi - « Ta haine… » - et ce besoin si ardent, si dévorant de le toucher, de le sentir - et ce besoin si infantile, si égoïste qui lui ordonne de ne pas bouger, de ne pas s'enfuir.

C’était le manque.

À moitié surpris, à moitié satisfait - ce baiser n’est pas un gage de bonne foi, l’avertissement d’un danger à venir - il est tout ce qu’il y a de plus naturel ; et tu le savoures, tu le savoures, oui ; parce que vous n’êtes pas que des monstres, vous êtes d’abord humains.

Ce n’est pas toujours facile de te rappeler que tu l’es, humain - voilà un nouveau et plaisant moyen d’y remédier. Si tu te laissais aller - à la curiosité de découvrir le masculin, au désir lubrique, au charnel - il serait déjà déshabillé et accroché sous tes reins. Mais non. C’est un peu trop tôt - un peu trop tard ? - tu n’es pas non plus certain de vouloir t’engager sur ce terrain.

« Ne t'en fais pas. » 

Tu poses tes yeux sur l’expression impassible qu’il t’offre - te dégages légèrement, les idées claires et la conscience affutée. « À part Azraël- » - une pause, la naissance d’un sourire narquois - « Valéry et toi, je n’avais jamais embrassé d’homme. » - le choix de tes mots, calculés et dociles - « Des trois, tu es le plus agréable. » - ramener ce que tu as si avidement dévoré à l’état le plus passable - « Je suppose que c’est parce que tu es gay ? » - n’être qu’un sale con - « Mh… Je me demande pour Valéry… Nous n’avions que dix-sept ans à l’époque. » - le sale con à la voix la plus calme qui soit - « Je ne savais moi-même et ne sais toujours pas m’y prendre. Un homme n’a pas le sucré d’une femme après tout. » - te lever.

Peut-être n’aurais-tu pas dû mentionner celui qui fut ton ami le plus cher, celui qui connaît les deux tiers de ta vie. Peut-être ?
Peut-être n’aurais-tu pas dû creuser un vide si froid, si profond, si soudain entre vous. Peut-être ?

Tes lèvres ne perdent pas le sourire qui les revêtit, à la différence que celui-ci n’est plus narquois mais serein, paisible.

« Jude, tu ne m’as pas dis d’où tu viens ? » - la sympathie qui n’a pas sa place - « Je me demandais… Anglais ? » - tu sors une cigarette de ta poche, un peu abîmée - « L’autre soir, sur ma chaîne-hifi, tu avais mis des musiques géniales. » - l’allumes, réajustes tes vêtements - « Le genre de musique dont les Anglais raffolent. » - jettes un coup d’oeil par la fenêtre donnant sur le port ; il y a des silhouettes indistinctes mais tu devines à leurs mouvances incertaines qu’il s’agit de Zombies, vous êtes encore coincés - « Ou alors tu es Russe. » - l’absurdité de ton monologue…

Qui sait quelle étrange et diabolique mécanique s’est réveillée dans les limbes de ton esprit - qui sait jusqu’où tu iras afin d’attiser celle que tu convoites tant, celle pour qui tu ne dois pas t’en faire.

Or, une vérité demeure inchangée - une vérité que tu choisis d’enfouir - une vérité qui ne sort que lorsque ta volonté ploie sous le poids de ton désir ; et pas n’importe lequel, pas le plus sain, pas le plus sauf - une vérité qui ne sort que lorsque ta volonté ploie sous le poids de ton désir d’aimer : ce manque, cruel et persistant, qui s'installe dès que tu cesses de le toucher.

Tant mieux - il faut que tu souffres.

Tu n’aimes pas les lieux confinés - tu n’aimes pas l’eau - tu n’aimes pas les algues - tu n’aimes pas le parfum poisseux de la houle - tu n’aimes pas l’eau - tu n’aimes pas la tournure qu’a prise votre fuite - tu n’aimes pas l’eau. N’aurait-il pas pu vous entraîner dans une autre salle du hangar, une salle avec une porte, une clé ? Non. Il a fallut qu’il choisisse la cale d’un bateau pourri ; un bateau pourri dans lequel vous allez passer le reste de la nuit - ta seule consolation ? - le voir se vautrer et en rire silencieusement.

Un courant d’air s’engouffre par les fentes du bois - il faisait déjà froid avant, mais là, c’est carrément glacial ; quoique, tu as connu pire - d’autant que ton sang est plus chaud que la normale, merci le genome lupus. « Londonien, mh… » - tu souffles, reprenant la conversation avec un entrain modéré - toute cette eau, toute cette satanée flotte - satisfait que ta première intuition ait été la bonne - « Je suis irlandais, comté de Dublin. »

Ville chérie que tu n’as pas foulé ni vu depuis sept ans maintenant - depuis ta fuite. Tu donnerais cher pour un jour pouvoir y retourner, en dépit de l’horreur et des mauvais souvenirs.

Le courant d’air qui se transforme en bourrasque - les gémissements de la coque, le grincement de sa rouille - on le croirait hanté. « Le village où j’ai grandi avait ce genre de rafiots. » - aussi incurvés, aux mêmes peintures et esthétiques vieillottes - « C’était un village côtier, avec un port rustique, bordé d’immenses falaises blanches magnifiques. » - tu les revois, fièrement et dangereusement dressées face à l’océan - « Tu as voyagé ? »

Tuer le temps - oublier le lugubre des lieux tant bien que mal - et ce froid, ce froid qui n’en démord pas ; il t’agace plus qu’il ne te gêne - et Jude ? ; tu réalises soudain qu’il n’a plus son manteau, resté dans la barque ou sur la plage - tu réfléchis, hésites, te décides - « Le soi disant pas intéressé… » - tu l’encercles par la taille, le cales douillettement dos à ton torse pour enfin le recouvrir de tes bras - « Ne l’est pas juste soi disant. » - ta chaleur comme un étau, ton visage que tu gardes scrupuleusement à l’écart de sa blondeur. « Je m’acquitte simplement de ton aide avec la balle et le poison. »

Soit - toujours est-il que ce ne sont pas de simples fourmillements d’immobilisme qui secouent tes jambes et ton buste - c’est un peu plus complexe. Non ?

« Ose dire le contraire, Aedan. » Oh, tu oserais. Mieux, tu lui montrerais - tu lui montrerais à quel point l’homophobie n’est pas mince affaire chez toi ; lorsqu’on grandit dans une famille où l’idéologie de la suprématie blanche est une religion, on s’abstient de développer de telles curiosités - et si c’est sa nature, on s’attèle alors à la réprimer. Tu te rappelles de ton cousin Saul, retrouvé sois-disant éventré par un sanglier lors d’une partie de chasse à courre - les défenses de la bête n’étaient pas rouges au contraire des mains de son frère aîné…

Or, à qui aurais-tu des comptes à rendre si ce n’est ta conscience, ici, à Dédale ? - à croire que ton éducation ne s’estompe pas si aisément.

Tu soutiens son regard, contient les envies qu’il y fait naître - « J’ai été en Islande. » - tu souffles sur ses cils, le forçant à clore ses paupières et se détourner, t’offrant un instant de paix - « C’est très beau, encore plus lorsque c’est la saison des aurores boréales. » - soudain un peu songeur, trop à l’aise dans le cocon que vous formez pour te formaliser d’un ton plus sérieux - « C’est comment, d’aimer un homme ? »

D’aimer tout court ? - tu réfléchis, tu essayes de trouver un souvenir qui n’existe pas ; tu n’as jamais été amoureux - c’est triste, tu aurais aimé expérimenter l’amour au moins une fois dans ta vie.

C’est alors que tu réalises, non sans étonnement, que tes doigts se sont subtilement glissés sous son haut afin de se joindre en noeud sur son ventre - quand ? À quel moment ? - comment peut-on perdre le contrôle et ne pas s’en apercevoir ? - tu fronces légèrement les sourcils sans pour autant changer quoique ce soit - tes doigts restent où il sont. « Je n’aime pas l’eau. » - un aveu mais surtout un ameublement du silence que tu redoutes - comme tu redoutes tes pensées, un peu trop focalisées sur la douceur de sa peau et le soulèvement régulier de sa respiration - « Nous aurions dû rester au hangar. » - les fourmillements qui reviennent - la chaleur au niveau de ton entre-jambe ; la précaution d’un état que tu ne comprends pas mais que tu redoutes, lorsque tu le décolles un peu de toi.

À croire qu’il n’est pas conscient de l’effet qu’il te fait - si paisiblement reposé sur ton épaule, si naturellement à la recherche de tes yeux, si facilement généreux de ses doigts aux tiens ; et toi, toi si tiraillé entre l’envie de céder à la vague lancinante qui déferle sous ton ventre et l’envie diabolique de l'étouffer dans le sable - sa dernière question prend alors tout son sens.

Or, tu ne peux y répondre - cela reviendrait à te trahir ; il te faudrait avouer cette attirance physique irrépressible, qui à l’instant même t’assaille ; il te faudrait avouer ton voeu de le couronner bourreau de ta mort ; il te faudrait lui confier tes peurs les plus intimes - est-ce nécessaire de continuer ?

« Tu as déjà joué au Menteur Menteur ? » - enfant, tu y passais parfois des après-midi entiers - « Tu poses une question à laquelle tu essayes de deviner toi-même la réponse - si tu réponds correctement, je fais un pas vers toi, si tu ne réponds pas correctement, tu es un Menteur Menteur, je dois donc t’exiger une vérité. » - un sourire évasif borde tes lèvres tandis que le souvenir de ta dernière partie remonte à ta mémoire ; tu avais quoi ? Quinze ans ? « Tu n’as le droit qu’à trois erreurs, sans quoi le jeu se termine. »

De cette manière, parler de toi, comme il le souhaite, te semble un peu plus facile - la nostalgie n’est pas étrangère non plus à ton choix. Le seul hic ? Il faut être sur ses deux jambe pour jouer - vous avez peu d’espace, il fait froid et te mouvoir de trop t’embêterait.

Un instant, tu réfléchis - puis, guidé en silence par cette attirance physique irrépressible évoquée plus tôt - une idée te vient. « Plutôt que de faire un pas en avant, si tu gagnes, je me rapprocherai petit à petit jusqu’à te tenir à nouveau chaud. » - à te toucher.

Sur ces dernières paroles, tu le repousses légèrement de telle sorte que vous vous retrouvez assis en tailleurs, oui, mais toi face à son dos. « Si tu préfètes te reposer, on oublie, et je t’ouvre à nouveau mes bras. » - le calme presque tendre de ta voix susciterait aisément une réponse positive à cette offre-ci et non à l’autre - Jude est joueur, c’est vrai, mais aussi épuisé.

Tu ne t’attendais pas à une question aussi lourde de sens et de conséquences - pas si tôt, pas si vite - et pourtant, pourtant elle coule de source. Dès votre première rencontre, tu as laissé entendre et il a entendu : être touché te révulse. Tu ne t’attendais pas non plus - à vrai dire cela te semblait impossible - à ce qu’il ait la réponse juste.

Cela te coûte cher - si cher - mais n’était-ce pas ce que tu voulais ? N’est-ce pas ce que tu veux ? - lui donner les outils nécessaires à ta perte ?

Un silence, de longues secondes - une inspiration muette.
Tes yeux qui se parent de pénombre. Ton esprit qui refuse de fuir.

Tu te glisses contre lui, les mains sur le tissu de son haut, encerclant son ventre - tu retrouves la position dans laquelle vous étiez lovés plus tôt.

À présent, il sait.
Pourquoi ta peau brûle au contact d’une consoeur intruse.
Pourquoi le sexe est un sujet sensible - à vivre, à aborder.

Il en détient un, un particulièrement affuté - d’outil.

Ses mots te recouvrent de goudron - déversent sur ton échine le Diable et sa morsure ; et ton orgueil, et la honte, qui se battent l’océan de tes yeux.

Cela fait si mal - tellement mal.

Tes doigts serpentent sur sa peau, fébriles - caressent, effleurent - remontent se mourir sur sa poitrine.
Sa chaleur t’enlise, t’absorbe - tu voudrais fondre en lui, te cacher.

« Méchant Loup. » - tu murmures dans ses cheveux, effrayé par les griffes qui pourraient sortir de ta voix.

Cela fait si mal, tellement mal.

Au premier regard, tu l’as voulu, tu as su - la lame aux iris bleues, au teint de neige - il t’offrirait la mort que tu mérites, lente et douloureuse - une agonie contre une vie.

Tu le sers un peu plus fort encore.
Tandis que tapis dans l’ombre.
Tandis que terré dans le bois.
Méchant Loup t’attend.
Mais il ne t’aura pas.
Pas cette fois.
Jude est là.

Un silence pesant - ta respiration lente et lourde.
Le visage souriant de ta mère dans sa robe fleuri, cet après-midi de printemps, à l’ombre des pommiers du verger.
Le chagrin dans un soupire - la froid dans tes yeux.

Tes mains tombent - le vide qui s’engouffre entre ta poitrine et son dos - tu te défais de sa chaleur - vulnérable, proie du froid et des monstres invisibles.

« Menteur Menteur. » - souffles-tu, désireux de t’enfoncer dans le sable jusqu’à ce qu’il cache la plus petite parcelle de ta peau.

Ton regard s’accroche aux lignes de son visage - Jude, tu étais si près, si près.
Un livre ouvert dont seules quelques pages restent collées.
Mais il les lira toutes, toutes sans exception - aujourd’hui, ou demain.

Le manque.

« J’exige une vérité. » - à lui de choisir laquelle te révéler.

Le manque.

Tout de même, tu regrettes qu’il n’ait pas trouvé la réponse correcte, aussi déplaisante soit-elle - tu n’aurais pas eu à souffrir du manque.

Sans ciller, tu l’écoutes - et c’est très distinctement que tu imagines la voiture s’enfoncer dans l’eau, lui fendant celle-ci de ses bras pour échapper à la mort.
Les bulles, immenses et difformes, éclater à la surface ; l’impuissance de l’enfant face au choix de l’adulte.

Ce n’est pas une vérité en demie-teinte qu’il vient de te confier - elle égale celles dont tu as été dépouillé. Même si le jeu s’est arrêté - toi, plus par peur du silence et de son ombre - vous maintenez le fil tendu entre vos deux bouches. « Agatha. » - tu révèles, tout bas, encore habillé d’un certain malaise - « Oui, à ce moment là, elle était vivante. »

Un spasme te secoue - succin, froid - hérissant un à un les poils de ton épiderme. Le cri d’une peur sans nom - l’envie de vomir caché sous le palais. À remuer le passé, on en laisse remonter ses images - ton seul échappatoire est à une portée de bras. Feutrée et grave, ta voix -  « Jude. » - les yeux ancrés dans les siens - « Un dernier aveu… » - le besoin, pressent et sauvage - « J’aime te toucher. »  - singulier et précieux - « Et j’aime lorsque tu me touches. » - uniquement toi, strictement toi.

Serait-il ironique de lui avouer que dorénavant, il fait lui-même partie des outils destinés à te perdre - une faiblesse nouvelle, dangereuse et sans pitié.
Serait-il infantile de lui mentionner ce manque, sournois et cruel, qui te dévore dès qu’il flatte d’un adieu ta peau ?

Et le tic, tac de l’horloge qui s’enclenche doucement, imperceptiblement - bientôt, avant qu’une autre année ne commence, il exaucerait ton voeu le plus cher.